Valérie André : Du bistouri au "manche à balai" - 1954
vendredi 31 octobre 2008
Article : Du bistouri au "manche à balai" de Yvonne Bougé paru dans Christiane - Le magazine de la jeune fille moderne N° 87 du 1er octobre 1954
Au pays des cigognes Strasbourg, naît Valérie, sixième enfant d’une famille de neuf. Petite, menue, frisée, elle a toujours le nez en l’air. Ce ne sont pas les cigognes qu’elle guette, mais les avions ! Aux poupées, elle préfère ces gros oiseaux brillants, elle ne rêve que des aventures du ciel ! A douze ans, son baptême de l’air est une joie indicible. Que d’ambitions n’a-t-elle pas ! Se tenir sage sur les bancs du lycée est méritoire quand seul le ciel des hommes (ou des avions) l’attire !
Valérie, douée d’une volonté peu commune, a décidé qu’elle serait aviatrice. Comment ses parents résisteraient-ils à une résolution aussi ferme ? Dès dix-sept ans, elle prépare son brevet de pilote. Mais voici la guerre...
" A quelque chose malheur est bon ”
Les Allemands ferment les écoles de pilotage, d’où l’anéantissement des projets de la jeune fille. On imagine mal cette « décidée » longtemps décontenancée. Puisqu’on lui maintient les pieds au sol, elle se fait inscrire à la Faculté de Médecine de Strasbourg, où elle sera une étudiante non médiocre.
Elle étouffe un soupir en songeant au « manche à balai » qu’elle a si peu tenu ! Avec la même maîtrise, elle saisit le scalpel en attendant le bistouri.
L’Université de Strasbourg s’est réfugiée à Clermont-Ferrand, elle y travaille ferme, puis vient à Paris où elle se spécialise dans la chirurgie du cerveau, et termine par un thèse brillante où l’on retrouve sa première passion « La psycho-pathologie du saut en parachute ». Elle obtient la médaille d’argent décernée chaque année aux élèves les plus brillants.
“La Femme descendue du ciel”...
(Ainsi l’appelleront plus tard les « méo... »)... va justifier ce titre. Tenace, elle n’a pas abandonné son idée, ni sa première vocation que favoriseront sa petite taille (1 m. 60) et son poids plume (45 kg.). Valérie fait un « remplacement » du major à Mitry-Mory, centre de formation de parachutistes. Elle est en bonne place, et saute une première fois directement de l’avion, puis une deuxième et recommence jusqu’à quinze fois, toujours la première du groupe, elle arrive à terre bonne dernière à cause de son poids si léger.
Que vouliez-vous que fît le général-inspecteur à qui l’on raconte les exploits de ce « toubib-acrobate », sinon donner le brevet de parachutiste ? Il s’exécuta, secrètement admiratif.
§i vous aimez les aventures...
En 1948, diplômée sur toutes les coutures, Valérie André s’engage comme médecin militaire. Arrivée à Saigon à la fin de l’année, elle est affectée à l’Hôpital Costes dans le service de Neuro-chirurgie du Professeur Carayon. Il a jaugé celle qui deviendra son Assistante, la première fois qu’il lui a confié une intervention grave : extraire un éclat de mortier d’une plaie pénétrante crânienne... Pour ce faire, il fallait pratiquer un « volet ». Le « Patron » regardait sans être vu... et la grave intervention terminée, seul son regard approuva ! Les « Maîtres » de la science médicale ou chirurgicale sont avares de mots.
Et c’est un bref colloque entre le Patron et l’Assistante qui résumera la tâche de Valérie André en Indochine.
– Ferez-vous de l’hélicoptère ou de la chirurgie ?
– Oui, ferez-vous de l’aviation ou de la médecine ?
– Les deux ne sont-ils pas compatibles ?
– Je ne crois pas, dit-il.
Mais Valérie André montrera une fois de plus que les femmes de sa trempe surprendront toujours les hommes.
Toute l’année 1949, Valérie André sera un chirurgien, sans cesse occupée à sauver les blessés du crâne, de la colonne vertébrale, des nerfs. Cette petite femme tient le coup, aussi bien que ses confrères masculins. Les 150 lits du service de neuro-chirurgie sont toujours occupés, et seulement pour les traumatismes, les « tumeurs » sont autant que possible dirigés par avion sur les hôpitaux de France. En treize jours, Valérie André fait vingt-huit opérations, ce qui signifie une maîtrise et une endurance peu ordinaires.
Pilote “pour de vrai”
A quoi servirait un congé, je vous le demande, si ce n’était à travailler ? C’est du moins la pensée de notre « toubib ». A peine débarquée, elle s’inscrit au Centre d’entraînement militaire pour pilotage d’hélicoptère (chez Helicop-Air), à Cormeilles-en-Parisis. Seule femme parmi les élèves, elle excellera à manier cet avion qui — rappelons-le — se propulse et se soutient dans l’air grâce à la rotation d’une ou deux grandes hélices appelées « rotors » ; ces hélices placées au-dessus de l’appareil sont entraînées par des moteurs.
Madame Ventilateur...
...retourne en Indochine munie de son brevet de pilote d’hélicoptère. Ventilateur ? on ne sait plus très bien si cela veut dire l’avion ou le pilote ; les deux plutôt, ils ne font qu’un. « Ici, Ventilateur », combien de fois retentiront ces deux mots pour, du haut du ciel, au moyen de la radio, demander de l’aide, prendre un ordre, avertir d’un danger.
En 1951, en effet, le Capitaine Valérie André est jugée apte au sauvetage de blessés par hélicoptère. Là sera sa lourde tâche des années 1951-1952.
Et Madame Ventilateur de raconter elle-même ses aventures, les dangers courus (1), son passionnant et dangereux travail, avec une simplicité, un naturel à vrai dire peu féminin. Pas de « je », pas de « moi », un récit net, sans fioritures, mais non sans intérêt. Dans l’immensité de cette guerre, cette femme éminente, exceptionnelle, ne se sentait tout de même qu’un rouage qu’elle tenait à honneur de maintenir en parfait état de marche.
Et de nous conter ses luttes avec les sangsues, qui sont de terribles ennemies... qui se faufilent sous les vêtements. « En théorie, dit-elle, il faudrait prendre la précaution d’allumer une cigarette et de flamber la bâte pour qu’elle se décroche d’elle- même , mais la théorie n’est pas la pratique. »
Ce sont les ricanements des singes, le chant des cigales, les déjeuners typiquement laotiens au plus épais de la brousse où elle est la seule femme.
(1) « Ici Ventilateur ». Extrait d’un carnet de vol. Ed. Calmann-Lévy, 3, rue Auber, Paris. 1 volume de 232 pages illustré de 22 photos, ISO frs.
Après le footing, voici l’équitation, loin des allées sablées du Bois de Boulogne ! Les rivières du Laos sont franchies à gué avec de l’eau jusqu’aux genoux, sur de chevaux qui nagent à contre-cœur !
Le climat n’est pas de tout repos : la chaleur torride, pluie, humidité, froid ; la décoration pittoresque « du million d’éléphants et du parasol blanc » remise par le prince Savang ne console pas Valérie de n’avoir pas rencontré un seul pachyderme.
Il faut faire vite
Ce mot se retrouve comme un refrain tout au long du compte rendu des missions quotidiennes du Pilote- chirurgien qui vole souvent cinq heures par jour à la recherche des blessés, qu’elle transporte à l’Hôpital de Lanessan (Hanoï) ; elle part seule et ramène généralement deux blessés dans les deux « paniers ». S’ils sont quatre, cinq, elle choisit les plus atteints, les dépose à Hanoï et revient chercher les autres. La croix rouge peinte sur le nez de l’appareil ne la protège pas des tirs, l’atterrissage s’accomplit souvent dans des conditions fort précaires. Le Capitaine André charge ses précieux fardeaux rapidement : « il faut faire vite... » ;
– malgré cela, il lui est arrivé de ramener un cadavre. Le tragique est l’atmosphère normale et on ne s’étonne plus de rien.
« Nous sommes cernés », lui crie un jour le commandant, alors qu’elle cherche à se poser dans une trouée, « emportez-les vite... », et elle « charge » les deux blessés, inquiète de leur poids, de l’éclatement des mines et des mortiers !
La coquetterie féminine ne perd pas ses droits puisque l’aviatrice note :
« A une cinquantaine de mètres, j’aperçois un groupe de soldats et deux brancards ! Une femme ! L’ébahissement est peint sur tous les visages. Et accoutrée ! Mon chapeau de brousse, mes lunettes, ma combinaison de vol, crème tous les huit jours, lorsqu’elle revient du blanchissage, sont l’objet de tous les regards ! »
Oui, une femme et quelle femme, riche du courage de dix hommes, avec le sang-froid, la précision, voire la colère très masculine qui n’a pas peur du terme énergique. « Un gros mot soulage vraiment », avoue-t-elle !
L’un des dangers les plus graves, connus par Valérie André, ne fût-il pas ce transfert d’un blessé crânien entré dans le coma ; le médecin qu’elle est n’ignore pas le danger ; le malheureux peut se réveiller et passer du coma à la crise furieuse. « J’aimerais mieux, dit-elle, qu’on lui liât les mains. » Malgré cette précaution, au milieu du voyage, le malheureux se débat, joue des épaules, brises les liens, s’attaque au pilote et risque de provoquer une catastrophe mortelle. Heureusement, tout finit bien, mais la courageuse femme avoue : « Ces quelques minutes de lutte m’auront peut-être valu la plus forte de mes émotions. »
La routine de l’héroïsme
Des mois durant, le chirurgien, le capitaine-aviateur alternent ou se doublent au service des blessés, des souffrants ; c’est l’émotion de l’accident technique, ou celle du blessé qui meurt dans l’hélicoptère, c’est le malaise physique dû à l’émetine, remède insuffisamment éliminé et qui a guéri une amibiase.
Cette femme, comme toutes les femmes, connaît la fatigue, les misères physiques, et cependant dans son livre, il y a quatre lignes consacrées à elle-même ; elle note, sans commentaire, deux arrêts de travail pour une brève hospitalisation. De la même encre est la relation d’une panne, et du remorquage de l’hélicoptère, pendant 9 km., sous les coups de feu.
De quoi s’étonnerait cette petite bonne femme pleine de cran, ni de la chaleur, ni du froid, ni des moustiques, ni des sangsues. Elle fera, nous l’avons vu, vingt-huit opérations en treize jours ; elle transportera huit blessés en plus de cinq heures de vol, et avec émotion elle acceptera même de transporter la dépouille d’un officier.
« Il faut faire vite », c’est sa devise, et elle fait vite, elle sert sans répit, et ne se laisse « relever » qu’après une dysenterie bacillaire. « Je commence à accuser une certaine fatigue. »
La récompense d’avoir servi ?.. Servir encore !
Sous le ciel de France où elle est rentrée très décorée : Légion d’Honneur, Croix de Guerre des T. O. E., Croix de Guerre vietnamienne, ayant mené à bien cent vingt missions de sauvetage.
Que pensez-vous qu’elle fasse ?
Elle sert humblement comme médecin au Centre d’essai de Brétigny.
Elle rêvait de repartir en Indochine, mais c’est dans la Paix, enfin venue, qu’elle continuera, de longues années encore, à « servir » et à « faire vite ».
Yvonne Bougé

